Laurence Ruffin

Sciences Po Grenoble : Démocratie au travail

Interview de Laurence Ruffin à Sciences Po

Ce 5 juin j’étais invitée à Sciences Po Grenoble – UGA pour participer à une table ronde sur la démocratie au travail. Modérée par Simon Persicot, Directeur de l’École, la table ronde comptait comme autres intervenants Caroline Gadou, Directrice générale de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, et Bruno Palier, Directeur de recherche au CNRS, CEE et Sciences Po.

 

Nos échanges venaient directement faire suite à la publication de l’ouvrage collectif coordonné justement par Bruno Palier : Que sait-on du travail ?, une remarquable compilation d’une décennie de recherches par plus de 60 chercheurs en sciences de gestion, publiée en novembre 2023 par Les Presses de Sciences Po et Le Monde.  

Pour citer Bruno Palier : « Cet ouvrage permet de mettre la question de la démocratie au travail dans le débat public, un thème qui n’est jamais abordé, et qui pourrait répondre à la réputation infondée qui dit que les Français n’aiment pas travailler. » Car selon lui, « c’est parce que les conditions de travail en France sont jugées comme particulièrement désagréables et pénibles, que les Français ne veulent pas travailler plus longtemps. ». Une approche héritée de Napoléon, encore visible dans un système éducatif français fondé sur la compétition et l’excellence.

Les effets délétères d’une organisation verticale, focalisée sur les chiffres au détriment des salariés, sont désormais bien documentés. C. Gadou a pu en témoigner : « Grâce à nos interventions en entreprise, nous remarquons que la question de la participation, du dialogue ou encore de l’autonomie, correspond à une attente très forte de la part des employés. » Les études montrent que l’implication des salariés dans les décisions améliore leur santé et renforce la pérennité des entreprises.

J’ai pu témoigner de cette réalité vécue depuis le terrain, et en particulier dans la SCOP dans laquelle je suis, où la participation de l’ensemble des salariés-sociétaires à la vie de l’entreprise, et notamment aux prises de décision, est complètement intégrée. Les chiffres à l’échelle de la France sont, quant à eux, catastrophiques : 6 salariés sur 10 se sentent stressés une fois par semaine, 1 personne sur 3 se sent inutile. 

Il faut dire que la France est particulièrement en retard sur ces questions, avec une très faible part des salariés dans les conseils d’administration : 15% contre 50% en Allemagne, le taux le plus bas d’Europe. Dans les multinationales qui constituent une part dominante de notre économie, le pouvoir est tout entier concentré dans les mains des actionnaires – et d’un top management à leur service, grâce à des plans de rémunération faisant la part belle aux actions. Quant au management “à la française”, il est lui aussi souvent critiqué pour être très vertical, distant, et principalement fondé sur le reporting, amenant 49% des salariés français à sentir qu’ils n’ont aucune influence sur les décisions qui les concernent… contre 15% dans les pays scandinaves !

La fameuse citation de Jaurès, “Quand on entre dans l’entreprise on perd notre habit de citoyen” est, dans notre pays, plus que jamais d’actualité.   

Améliorer la qualité du travail demande de se poser sérieusement cette question de la démocratie dans nos organisations ;  il ne suffira pas pour lutter contre le mal-être profond des salariés de mettre un babyfoot au milieu du réfectoire, ou un cours de yoga à la pause de midi. Il y a un lien de causalité puissant entre la qualité du management, les modes de prise de décision, et la satisfaction au travail. 

L’exemple coopératif est la preuve que d’autres façons de faire sont possibles : des salariés associés aux décisions, avec un partage de l’information sur les salaires ou la stratégie. Des méthodes expérimentées de longue date y fleurissent, comme ces commissions, qui préparent les décisions et facilitent la délibération, ou comme le recours aux sous-groupes pour que chacun puisse s’exprimer, même les moins à l’aise à l’oral. Chez Alma, notre petite république, on parle de salarié-citoyen.

Ce que nous observons, chez nous et dans d’autres  coopératives, ce sont des salariés plus épanouis, avec moins de turnover, de burnout. Des entreprises plus robustes – les scop sont 15% plus pérennes que les autres organisations – et une économie plus solide, avec moins de délocalisation et de sous-traitance. Plus attentive aux limites planétaires. Mais on observe surtout que la démocratie au travail est une bonne école ; les salariés qui la vivent font des citoyens plus confiants, 2 fois plus engagés dans la cité, et davantage mobilisés lors les élections – où ils votent en moyenne bien moins pour le Rassemblement National que français de même classe sociale…

La question de la démocratie au travail mérite de faire irruption dans le débat public. Les solutions existent. Il n’y a plus qu’à les appliquer.

Laurence Ruffin

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